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La fonte des neiges

par Jean Bouchart d'Orval

Jean Bouchart d'Orval

Cet article a été publié en 2004 dans le no 70 (« Soufrance et libération ») de la revue 3e Millénaire: http://www.revue3emillenaire.com/

On doit comprendre les motifs des êtres humains, leurs illusions et leurs souffrances.
Albert Einstein

À l'époque où je hantais un certain ashram de l’Himalaya, j’avais noté que, le lundi, presque tout le monde semblait plus à l’aise, détendu et disponible, même si très peu osaient l’admettre. Pourquoi ? Parce que lundi était jour de congé : il n’y avait pas de satsang ce jour-là, pas de programme.

Hormis quelques psychopathes notoires, la plupart des gens vivaient alors leur liberté plutôt que de penser à la libération et d’en discourir de manière interminable. Quelques amis et moi avions plusieurs fois noté la tension très palpable à l'intérieur d'un rayon de quelques kilomètres de l’ashram. Le médecin de la clinique locale avait même confié à l'un d’entre nous que, à son grand étonnement, nous souffrions presque tous de stress, un diagnostic pour le moins inquiétant pour un lieu de méditation…

Impossible de continuer à faire semblant de ne pas voir l’hippopotame assis dans le salon ! De plus en plus, les écailles me tombaient des yeux et je ressentais fortement la misère colossale refoulée derrière l’obséquiosité des disciples et les flagorneries de leur idole à barbe blanche. Notre fébrile agitation était certes savamment entretenue par celui qui, en avant, posait au libérateur, mais c’était nous, avec nos misérables demandes, qui lui donnions ce pouvoir.

Celui dont le discernement s’est développé sait que tout cela est souffrance.
Patanjali Yoga Darshana II-15

Le ridicule de ma démarche était devenu beaucoup trop évident. À peu près à la même époque, j’ai eu la chance de commencer à côtoyer deux êtres particulièrement respectueux de la vie et sans programme de libération future : ces amis exprimaient clairement, par leur présence et leur parole, ce que je pressentais. Aucune cour autour d’eux, aucune mise en scène, aucune vanité, aucun cirque. Quelle joie ! Qu’est-ce donc qui libère l’homme ? La souffrance ? Elle n’a jamais libéré personne ; la souffrance fait souffrir. La religion ? Un sage ? Un programme, une technique, la méditation, la prière, la motivation, la patience ? Soyons un peu réalistes : rien de tout cela n’a jamais libéré l’homme, sinon ça se saurait et ça se serait répandu sur terre, depuis le temps que tout le monde est pris par ces sempiternels fantasmes. La vérité est que rien ne libère l’homme. Ce qui n’est pas libre ne pourra jamais le devenir ; la liberté, elle, ne peut jamais devenir quoi que ce soit d’autre qu’elle-même. Dans un regard désencombré, il n’y a pas de place pour la moindre démarche de libération. Vouloir devenir libre c’est encore vouloir. Or, vouloir c’est toujours vouloir autre chose que le réel. N’est-ce pas là l’essence même de la souffrance ? Qu’est-ce que souffrir sinon entretenir une distance entre le réel et un imaginaire ?

Plus grande est cette distance et plus énorme est la souffrance ressentie. Les stratégies interventionnistes exigent d’exciser certains éléments de sa vie afin de trouver la tranquillité et la liberté. Elles nous enjoignent de changer nos habitudes, notre manière de penser, notre alimentation, notre sexualité, de nous purifier, de nous améliorer, de mériter le prix à venir.

Elles reposent toujours sur le leurre d’une transformation personnelle délibérée. Comment être libre alors qu’il n’y a personne ? Que voulons-nous dire au juste par « je » ? Soyons très attentifs ici. Ce que nous entendons par « je » n’est qu’un amoncellement de caractéristiques, d’impressions mentales, de désirs, de peurs et de concepts, tout ce que nous sommes convenus de nommer la personnalité.

Nous dépensons chaque jour une énergie monstrueuse pour faire semblant de croire à la façade virtuelle derrière laquelle s’agite un magma d’éléments mémorisés.

Est-ce que cela peut devenir libre ?

Les habiles politiciens à la tête des ermitages modernes, ces hauts lieux de l’âge des ténèbres actuel, savent discourir de la grâce et appuyer leurs arguments avec d’habiles citations et de jolies anecdotes, mais c’est chaque fois pour mieux récupérer leur public hébété et l’enfermer davantage dans l’infantilisme d’une progression spirituelle personnelle.

Regardez bien les adhérents, interrogez-les, observez leur vie : vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits. Si vous avez la capacité de vous épargner cette colossale perte de temps et d’énergie, c’est un grand bonheur : remerciez-en le ciel.

Mais si vous sentez qu’il vous faut suivre l’enseignement de quelqu’un (ou, dans les cas aigus, propager cet enseignement), adopter une manière de vivre particulière, une idéologie, si vous êtes convaincu qu’il vous faut vous libérer, alors vous devez le faire… et en remercier aussi le ciel. C’est votre chemin à vous pour finalement comprendre qu’il n'y a pas de chemin. Sur ce plan, on peut alors dire exactement le contraire de ce que nous disions plus haut : il n’y a jamais de perte de temps ou d’énergie. Tôt ou tard vous verrez que vous n’avez jamais eu le choix de quoi que ce soit dans ce que vous appelez votre vie. Ce qui est arrivé n’aurait pas pu arriver autrement et de toute façon il n’y a jamais eu personne pour choisir. C’est comme en physique, où on ne considère plus vraiment qu’il existe des particules : il n'y a que des processus. La simplicité est possible : vivre sans prétention, sans arrogance et sans but. Au lieu de s’exténuer à vouloir corriger son corps, son mental et sa vie, on demeure simplement admiratif de la vie telle qu’elle est, tout à fait recueilli. On reste dans l’étonnement silencieux plutôt que de le piétiner avec des réponses et des tâches à accomplir.

Jean Bouchart d'Orval

Dès que s'apaise l'agitation de celui qui, rendu impuissant par l'impureté qui lui est propre, aspire à des tâches, alors l'état suprême se révèle.
Spandakarika (de Vasugupta, IXe siècle)

Le changement profond dans la vie d'un être humain est la conséquence de la tranquillité et non l’inverse. Quand la tranquillité descend sur nous comme la foudre, elle brûle sur le champ presque toutes les impressions mentales qui perpétuaient jusque-là l’illusion d'un quelconque soi-même. L’expression de cette paix va par la suite se concrétiser et s’articuler selon nos caractéristiques corporelles, mentales et intellectuelles. Quand la lumière pénètre le cerveau de manière plus discrète, bien qu’il s’agisse de la même lumière, les impressions mentales demeurent latentes et resurgissent à la moindre occasion. C’est graduellement qu’elles s’estompent, quand on les confronte à la réalité. Cela donne l’impression d’un cheminement vers la lumière, mais ce qui est progressif c’est la fonte des résidus mentaux laissés par toutes nos fabrications antérieures. C’est ici que la pratique d’un art ou d'une technique trouve naturellement tout son sens.

Mais soyons clairs : ce n’est pas la fonte des neiges qui amène l’éclat du soleil printanier !

La tranquillité, ou la joie, est sans cause, impensable, inatteignable, sans chemin, sans maître, sans autorité. Dans cette paix on ne souhaite pas de changement, on ne souhaite même pas la tranquillité ; on ne souhaite que ce qui est là. Sinon, quel genre de tranquillité est-ce là ?

Une malhonnêteté courante nous porte à faire semblant de croire que si nous ne nous prenons plus pour de misérables individus en train d’opérer des choix et de décider de notre vie, il ne va plus rien se passer. C’est là une vieille tactique éculée pour continuer de prétendre à un soi-même. La vie est pur dynamisme : il n'y a rien de statique, sauf dans nos images. La joie est le parfum même de l'existence et il n'y a rien à faire pour y arriver. Désirer des choses pour soi, vouloir se changer, s’améliorer, se libérer, devenir réalisé, tout cela n’est que peur et refus de ce qui est là. Un être qui vit la liberté intrinsèque et qui ne se prend pour personne ne peut que pointer cela en vous. Mais si on tient à vous libérer, si chaque jour on met lourdement l’accent sur un but et un chemin, alors vous pouvez justement passer votre chemin et vous n’y perdrez rien. Pendant tout le temps où un petit tourbillon dans votre cerveau se prend pour quelqu’un qui doit se libérer — ou pire encore pour quelqu’un de libéré — en réalité vous ne faites qu’assister à cette agitation.

Le désir de libération — ou de quoi que ce soit, c’est pareil — ne fait que brouiller la surface d’un lac profondément et à jamais tranquille. Les approches interventionnistes tentent de régler un problème inexistant. Les faux gurus se sentent très menacés par cette vérité et ils défendent leur gagne-pain en argumentant que l’être humain ne sait pas cela et que, pour le savoir, il doit suivre le chemin dont ils détiennent le brevet. Eh ! bien, non ! Vous avez besoin de suivre une démarche uniquement si vous le croyez : dans ce cas-là c’est vrai, mais c’est vous qui le construisez. Bien sûr, cela remet profondément en question tous ces enclos modernes où on va se parquer pendant des années pour méditer, se purifier et devenir réalisé. La liberté commence par la liberté, non par l’esclavage. Comment vivez-vous quand vous ne suivez aucune démarche, quand vous ne choisissez aucun point de vue, quand vous n’adhérez à aucune doctrine, quand vous n’adoptez aucune attitude pour faire face à ce qui est là dans votre vie ? Comment vous sentez-vous quand vous ne portez plus rien ?

La souffrance est toujours un symptôme. Aucune chose ni aucun événement ne sont en eux-mêmes porteurs de souffrance. C’est uniquement quand on se localise, quand on se met en situation par rapport à ce qui est perçu, que la misère apparaît. Et alors quelle misère ce peut être ! Il n’y a de réel que le pur regard et ce regard est impersonnel, vivant, dynamique, profondément tranquille et joyeux. Nous pouvons passer notre vie à prétendre être quelqu’un de malheureux, quelqu’un d’heureux, quelqu’un de pris, quelqu’un qui chemine, quelqu’un de libre, mais tôt ou tard, dans un moment de distraction, la beauté nous rattrape. Alors, qu’allons-nous encore construire?

C’est quand le monde cesse d’être la scène de nos espoirs et de nos souhaits personnels, quand nous le contemplons en être libre qui admire, interroge et observe, c’est à ce moment-là que nous pénétrons dans le royaume de l’Art et de la Science.
Albert Einstein

Site web de l’auteur : Jean Bouchart d'Orval
http://www.jeanbouchartdorval.com/