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Une spiritualité qui transforme

Ken Wilber

par Ken Wilber

Cet article sera publié en 3 parties

Ken Wilber n’a guère besoin d’être présenté. Génie reconnu de son vivant, cet auteur prolifique est universellement loué pour sa synthèse visionnaire des philosophies orientales et occidentales. Il est salué comme l’un des esprits les plus lumineux du monde spirituel moderne. Les personnes qui adhèrent à ses idées dont l’influence est grandissante viennent d’horizons idéologiques extrêmement divers, alors que lui-même, bouddhiste pratiquant, demeure farouchement indépendant et ne s’aligne qu’à la force de sa propre recherche. Prenant sans crainte le risque de la controverse, il a été durement critiqué pour sa remise en question franche et courageuse de beaucoup des idées les plus chères et les plus fermement défendues par le statu quo culturel et spirituellement progressiste d’aujourd’hui. Pourtant, c’est cette qualité même, sa passion indéfectible pour un questionnement authentique, une qualité bien trop rare dans le monde spirituel moderne, que nous trouvons si réconfortante. Dans l’essai original qui suit, Ken Wilber lance un cri du cœur implorant chacun d’entre nous a relever le défi d’embrasser une « spiritualité qui transforme ».

1ère partie : TRANSLATION ou TRANSFORMATION

Dans une série de livres (A sociable God, Up from Eden, The Eye of Spirit, par exemple) j’ai essayé de montrer que la religion a toujours rempli deux fonctions très importantes mais très différentes l’une de l’autre. D’un côté, elle agit de façon à créer du sens pour le moi séparé : en offrant des mythes, des histoires, des contes, des récits, des rituels et des reconstitutions qui ensemble aident le moi séparé à trouver du sens et à endurer les revers et les blessures du terrible destin. Cette fonction de la religion ne change pas nécessairement ni habituellement le niveau de conscience d’une personne ; elle n’offre ni transformation radicale, ni la possibilité d’une libération qui pulvérise complètement le sentiment d’être un moi séparé. Au contraire, elle offre consolation pour le moi, elle le fortifie, le défend et lui donne de l’importance. Tant que le moi séparé croit aux mythes, accomplit les rituels, dit les prières, et embrasse les dogmes, il sera, croit-on fermement, « sauvé » – soit dans l’immédiat dans la gloire de Dieu ou par les faveurs de la Déesse, soit plus tard dans une vie après la mort avec l’assurance d’un émerveillement éternel.

D’un autre côté, la religion a aussi servi – et cela le plus souvent pour une très très petite minorité d’individus – une fonction de transformation radicale, de libération. Cette fonction de la religion ne fortifie pas le sentiment d’être un moi séparé, elle le pulvérise totalement. Au lieu de consolation, elle apporte dévastation ; de retranchement, le vide ; de contentement de soi, une explosion ; de réconfort, une révolution – bref, plutôt qu’un soutien conventionnel de la conscience cette fonction provoque une transmutation, une transformation du fondement de la conscience elle-même.

On peut parler de ces deux fonctions si importantes de la religion d’une autre manière : la première fonction, celle qui crée du sens pour le moi, est un mouvement de type horizontal ; la seconde, celle qui appelle à transcender le moi, est un mouvement de type vertical (plus haut ou plus profond selon la métaphore que vous utilisez). La première, je la nomme « translation », la seconde, « transformation ».

Dans la translation, le moi accède simplement à une nouvelle façon de penser, de ressentir la réalité. On lui offre une nouvelle croyance – qui sera peut être holistique au lieu d’être atomiste, apportera pardon là où il y avait culpabilité ou sera relationnelle plutôt qu’analytique. Le moi apprend alors à interpréter son monde et son existence selon les termes de sa nouvelle croyance, nouveau langage ou paradigme, et cette translation nouvelle et enchanteresse agira, au moins de façon temporaire, en soulageant ou diminuant la terreur qui par nature est tapie au tréfonds du moi séparé.

Mais dans la transformation, le processus même de translation est mis au défi, observé, miné pour finalement être mis en pièces. Dans une translation typique, le moi (ou le sujet) accède à une nouvelle façon de penser le monde (ou les objets) ; mais dans la transformation radicale, le moi devient sujet d’enquête, il est scruté, saisi par le cou, et littéralement étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Encore une fois, dans la translation horizontale – qui est de loin la fonction la mieux partagée, la plus étendue et la plus usitée de la religion – le moi devient, pour un temps, heureux dans son avidité, satisfait dans son esclavage, calmé face à l’épouvantable terreur qui est au coeur même de son conditionnement. Dans la translation, le moi pénètre endormi dans ce monde, et trébuche, myope et insensible, dans le cauchemar du Samsara, muni d’une carte cousue de morphine pour le guider. Tel est en effet la condition commune à toute l’humanité religieuse, condition que précisément les maîtres d’une spiritualité radicale et transformatrice sont venus défier et ont fini par défaire.

Car dans la transformation authentique, il n’est plus question de croyances mais de la mort du croyant ; plus question de translater le monde mais de le transformer ; plus question de trouver du réconfort, mais l’infini de l’autre côté de la mort. Le moi n’est pas là pour qu’on le satisfasse mais pour qu’on le réduise en cendres.

Alors que de toute évidence je viens de parler en termes favorables de la transformation et de dénigrer la translation, en réalité dans l’ensemble, ce sont deux fonctions incroyablement importantes et totalement indispensables. Les individus ne sont pas pour la plupart nés éveillés. Ils naissent dans un monde de péché et de souffrance, d’espoir et de peur, de désir et de désespoir. Ils naissent en tant que moi, disposé et pressé d’en découdre, un moi débordant d’appétit, de soif, de larmes et de terreur. Ils commencent à un très jeune âge à apprendre à translater leur monde, l’interpréter pour le comprendre et lui donner un sens, et pour se défendre de la terreur et de la torture à peine dissimulées sous la surface heureuse du moi séparé.

Pour autant que nous, vous et moi, puissions vouloir transcender la simple translation et trouver une transformation authentique, il n’en est pas moins vrai que la translation remplit un rôle absolument nécessaire et crucial pour une part essentielle de notre vie. Ceux qui ne peuvent translater correctement avec un certain degré d’intégrité et de véracité, tombent rapidement dans la névrose ou, pire, la psychose. Le monde cesse alors d’avoir un sens : au lieu d’être transcendées, les frontières entre le moi et le monde commencent à s’écrouler. Loin de la révélation, c’est la régression, non la transcendance mais le désastre.
Cependant à un moment donné de notre processus de maturation, même la translation la plus adéquate et la plus solide ne remplit plus son rôle de consolation. Aucune nouvelle croyance, aucun nouveau paradigme, mythe ou idée ne ternira le flot d’une angoisse grandissante. Ce n’est plus une nouvelle croyance pour le moi mais une transcendance totale du moi qui devient alors le seul chemin possible.

Et pourtant les personnes prêtes à suivre un tel chemin sont une infime minorité. Elles l’ont toujours été et le seront probablement toujours. Pour le plus grand nombre, une quelconque croyance religieuse tombera dans la catégorie « consolation », utilisée comme une nouvelle translation horizontale pour façonner un sens à ce monde monstrueux. La religion a en majorité toujours servi cette première fonction et elle le fait très bien.

Voilà pourquoi j’utilise le terme de « légitimité » pour décrire cette première fonction (la translation horizontale et la création de sens pour le moi séparé). Offrir une légitimité au moi – une légitimité pour ses croyances, paradigmes, visions du monde, et façons de vivre – est une part importante des services rendus par la religion. Ce rôle de légitimation – aussi temporaire, relative, non-transformatrice, ou illusoire qu’il soit – a néanmoins représenté la plus importante fonction – unique en son genre – des traditions religieuses mondiales. Par sa capacité à offrir un sens horizontal, une légitimité et une sanction au moi et à ses croyances, ce rôle de la religion a de tout temps servi de « ciment social » unique, le plus important qu’une culture puisse avoir.

Il n’est jamais facile ni léger de toucher au ciment fondamental qui donne sa cohérence à une société donnée. Car le plus souvent, lorsque ce ciment se dissout – lorsque la translation se dissout – il en résulte, comme nous le disions plus haut non pas une révélation mais une régression, non pas une libération mais un chaos social. (Nous y reviendrons.)

Là où la religion de translation apporte légitimité, la religion de transformation offre authenticité. Les quelques individus qui sont mûrs – c’est-à-dire dégoûtés des souffrances du moi séparé et désormais incapables d’embrasser la vision du monde légitime – entendent de plus en plus intensément l’appel à une authenticité, un éveil, une libération authentiques. Et selon votre capacité à supporter la souffrance, vous répondrez tôt ou tard à l’appel de l’authenticité de la libération sur l’horizon perdu de l’infini.

La spiritualité de transformation ne cherche pas à soutenir ou à légitimer une vision du monde existante, au contraire, c’est en pulvérisant tout ce que le monde pense être légitime qu’elle apporte une réelle authenticité. La conscience légitime est sanctionnée par le consensus, adoptée par l’esprit de troupeau, embrassée simultanément par la culture et la contre-culture, promue par le moi séparé comme étant la façon de donner un sens au monde. Mais la conscience authentique se décharge rapidement de tout cela pour s’installer dans une perspective qui ne voit qu’une infinité radieuse dans le cœur de toute âme et ne respire qu’une atmosphère d’éternité extraordinairement simple.

La spiritualité de transformation, la spiritualité authentique, est ainsi révolutionnaire. Elle n’offre aucune légitimité au monde, elle le fracasse ; elle ne console pas le monde, elle le pulvérise. Elle ne satisfait pas le moi, elle le défait.

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