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L’économie, le capitalisme et la spiritualité

Philippe Derudder

Entretien avec Philippe Derudder

Ancien chef d’entreprise, Philippe Derudder est aujourd’hui Formateur/Conseil en entreprise et consultant en économie dans les pays francophones. Il anime des séminaires et conférences sur la nécessité et les façons de mettre l’économie et l’argent au service de l’homme et de la planète.

Question : Philippe Derudder, vous avez été chef d’entreprise pendant plusieurs années et aujourd’hui vous êtes consultant et animez des séminaires et conférences sur la nécessité et les façons de mettre l’économie et l’argent au service de l’homme et de la planète. Vous êtes aussi l’auteur de plusieurs livres portant sur la question de l’économie. Ma première question est la suivante : Vous dîtes que les théories économiques (soit disant scientifiques) sont erronées et que le système économique actuel avec lequel nous fonctionnons est en train de plonger les sociétés actuelles dans le désarroi. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Les théories économiques sont erronées en ce sens qu'elles sont le plus souvent présentées en termes de lois. La « science » économique a vu le jour à cette époque où les sciences dites exactes commençaient à ébranler la vision religieuse de l'univers et a voulu bénéficier de la même crédibilité que les autres. Ainsi est né un courant d'économistes qui abordent l'économie comme une science qui s'imposerait aux hommes comme la pesanteur. Les théories se parent ainsi de belles formules mathématiques incompréhensibles du public, toutes plus fausses les unes que les autres dans la mesure où les postulats sur lesquels elles se fondent ne sont jamais totalement réunis dans la réalité humaine, mouvante et souvent imprévisible. L'économie « scientifique » n'est en réalité que « scientiforme », et si l'on veut vraiment la tenir pour une science, alors plaçons là dans le domaine des sciences humaines.

Cela dit, l'économie libérale de marché triomphe aujourd'hui sur la planète entière, débarrassée de la concurrence de l'économie collectiviste. Faut-il le regretter quand on sait les souffrances associées à ce régime ? Certainement pas. Faut-il pour autant s'enorgueillir des résultats du capitalisme libéral ? Là, je serai beaucoup plus réservé. Sans doute pouvons nous facilement nous laisser hypnotiser par les strass des immenses tours en verre qui se dressent au centre de nos mégapoles, par les centres commerciaux qui regorgent de richesses en tous genres, par les lumières des villes, par le bal des voitures rutilantes, par le niveau de confort de nos maisons... sauf que... Une personne sur six seulement profite du système, que le modèle n'est pas transposable à tous les hommes faute de ressources naturelles suffisantes, que l'écart entre les plus riches et les plus pauvres se creuse de façon vertigineuse, que le nombre des plus pauvres ne cesse d'augmenter, que les équilibres nécessaires à la vie sur la Terre sont gravement fragilisés par les modes de productions, que les inégalités grandissantes durcit les rapports de forces, créent tensions, violences et comportements terroristes entre les peuples ou entre groupes au sein de mêmes peuples.

C'est que les défis qui se posaient aux pères fondateurs de l'économie moderne à la fin du XVIII° siècles n'avaient rien à voir avec les nôtres.

A cette époque la population terrestre était de 1 milliard; elle est de 6,5 aujourd'hui

La production, encore artisanale était globalement insuffisante; notre problème est celui du déséquilibre entre les « pays du nord » qui ne savent que faire de leurs surproductions tandis que 20.000 personnes meurent de faim tous les jours dans les « pays du sud ».

Les ressources de la terre semblaient inépuisables; nos modes de production et de consommation perturbent gravement les équilibres écologiques et certaines ressources vont être épuisées d'ici peu.

La question principale était quantitative : comment produire plus pour répondre aux besoins quand la nôtre DERVRAIT être qualitative : Comment produire mieux pour satisfaire les besoins de tous de façon durable. Mais le jeu économique auquel nous jouons est celui initié voici plus de 200 ans, de sorte que l'impératif quantitatif domine, incarné par l'incontournable nécessité de « croissance », du toujours plus. Si le capitalisme est parvenu à résoudre la question quantitative de la production, il ne peut répondre au défi qualitatif, n'ayant pas été conçu pour cela.

Mais il y a une autre raison, sans doute aussi importante. C'est que l'économie convertit la richesse réelle, tous les biens et services utiles à la vie, en richesse symbolique, l'argent. L'économie ne parle qu'une seule langue: la langue financière. Sur les bilans d'entreprises on ne parle pas de paires de chaussures, de nourriture, de livres ou de vêtements; on parle chiffres. Uniquement chiffres... dépenses et recettes. La richesse réelle, celle qui fait notre vie, disparaît derrière l'argent qui devient une fin en soi. Et ce qui décide de la poursuite de l'activité d'une entreprise n'est pas ce qu'elle produit en terme de richesse réelle, mais le « profit financier » qu'elle dégage. Peu importe le fait que l'activité de l entreprise soit utile à sa communauté, si elle ne parvient pas à réaliser du profit, elle doit fermer. Cette logique a conduit bien des productions à être abandonnées localement et transférées sous des cieux où la main d'oeuvre, meilleure marché, permettaient de réaliser ce profit; cette logique a conduit à développer des productions nuisibles à la qualité de la vie parce qu'elles rapportaient de l'argent; cette logique a conduit à « exploiter » notre patrimoine terrestre à l'économie, c'est à dire sans souci du lendemain pour gagner plus d'argent tout de suite; cette logique a conduit à mettre les hommes en concurrence pour diminuer les coûts de production, au détriment des conditions de vie et de la dignité humaine. Voilà à mes yeux les raisons principales pour lesquelles l'économie actuelle génère tant de nuisances.

Question 2 : Je comprends votre réflexion. J'ai moi-même beaucoup travaillé dans le passé sur les théories économiques libérales, marxistes ou hétérodoxes. Et les théories économiques sont effectivement loin d’être parfaites. Elles sont basées sur des prémisses philosophiques (hypothèses) bien précises et bien sûr très relatives. Les conclusions de mes recherches universitaires sont que toutes les carences des systèmes économiques se retrouvent dans les hypothèses de base empruntées à des courants philosophiques. Pour faire simple : le marxisme part d’une vision de la société divisée en deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat. Karl Marx voyait l’homme réduit au corps, à ses besoins vitaux et à son rôle dans la production. Pour lui, l’homme n’a aucune psychologie ni spiritualité. Et on retrouve bien cette erreur grossière dans le communisme.

La pensée libérale a été initiée par des auteurs anglais du 17ème siècle ; John Locke notamment explique qu’il suffit de regarder les petits enfants pour comprendre que l’homme est naturellement égoïste (l’enfant ne veut pas donner ses jouets…c’est à moi !) et donc le libéralisme est le moyen de gérer une société basée sur ce type d’homme. Toutes les théories économiques libérales de Hayeck à Friedman sont basées sur cette vision philosophique de l’homme. Cette approche est évidemment un peu moins utopique que le marxisme et c’est pour cela qu’elle a été plus efficace. Mais les libéraux ont eux aussi aucune compréhension de la spiritualité sinon ils sauraient que effectivement un enfant est égoïste mais que ceci devrait évoluer ensuit si l’homme a un minimum de maturité. L’enfance est une période où l’ego se crée. Et à partir de l’age adulte, nous devons apprendre à nous détacher de l’ego, à lâcher prise si nous voulons vivre dans l’harmonie et la sagesse. La liberté de l’homme n’existe pas sans la responsabilité. L’homme peut être libre s’il est responsable et cela se développe avec la pleine conscience. Appelez cela : la méditation, le yoga, la prière ; peu importe le nom, ce qui compte c’est l’observation du mental, la relaxation intérieure. C’est là la base de tous les enseignements orientaux – les théories économiques et leur vision philosophique sont nées en Occident. On voit bien la différence d’approche.

Vous expliquez que l’économie libérale est devenue dangereuse pour la planète et l’équilibre des sociétés et des individus, mais, est-ce que c’est vraiment le mode d’organisation capitaliste ou libéral qui génère tant de nuisances ? Est-ce que ce n’est pas l’homme qui est le problème fondamental ? Mon expérience est que plus une personne est éloignée de son être intérieur, plus elle est coupé de son cœur, plus elle utilise le mental et plus elle aura de grosse difficulté à vivre en harmonie avec elle-même et avec les autres. Depuis 200 ans, le capitalisme a été présenté comme un « bon système » et depuis 20 ans, c’est encore pire avec la fin du collectivisme ! Mais peut-on vraiment trouver un « bon système » tant que l’humanité n’est pas suffisamment mature ? Cette sacralisation de l’économie libérale ne cache-t-elle pas en fait l’absence de sagesse et de spiritualité dans les sociétés modernes ? Dans le passé, il y avait les religions qui jouaient un certain rôle à ce niveau là. Aujourd’hui, les religions sont dépassées et je pense que seule une nouvelle vague de spiritualité peut faire évoluer l’humanité et limiter les effets négatifs de la mondialisation. Qu’en pensez-vous ?

Vous avez tout à fait raison d’insister sur ce point. Le piège classique est de croire que les problèmes viennent des systèmes, et qu’il suffirait d’en changer pour régler les choses. Or un système n’est qu’un outil neutre. Il est adapté ou non, nuisible ou non, tout dépend de la conscience de la personne qui l’utilise. Un système n’est en fin de compte qu’un miroir. Il est une réponse à une problématique, réponse qui reflète le mode de pensée de celui qui le conçoit en premier et de ceux qui l’utilisent ensuite. Adam Smith, par exemple, tenu pour le père fondateur de l’économie libérale prenait pour postulat que le moteur principal de l’homme était la recherche de satisfaction de son intérêt propre. C’est ainsi que la dynamique sous jacente du capitalisme libéral est l’individualisme. Faisons en sorte de permettre à chacun de satisfaire au mieux ses intérêts et tout le monde sera content. En d’autres termes, c’est en veillant à alimenter l’appétit des ego que l’on obtiendrait une société heureuse. Cela peut sembler contradictoire, pourtant Adam Smith pensait aussi que l’être humain, une fois sa survie assurée, une fois parvenu à satiété, redistribuait spontanément ses surplus. Si tel avait été le cas, le capitalisme aurait pu être une bonne réponse : les hommes auraient eu pour souci premier de maintenir une équitable répartition de la richesse entre capital et travail. Tel n’est malheureusement pas le cas. L’histoire du capitalisme se résume à un rapport de force qui a majoritairement bénéficié au capital – la dernière décennie bat tous les records à cet égard - sauf pendant les 30 glorieuses où les théories de Keynes, couplées aux conditions exceptionnelles de l’après guerre, ont permis de faire jouer le rapport en faveur du travail.

Mais là où je vous suis complètement c’est lorsque vous dites que les différentes visions de l’homme qui sous tendent les systèmes économiques ne le considèrent que partiellement, en niant dans tous les cas son potentiel d’évolution lié à sa dimension spirituelle. On retrouve là ce que je soulignais. L’économie dans son ambition d’entrer dans le champ des sciences exactes ne pouvait se permettre d’introduire un espace aussi abstrait et insaisissable que la spiritualité. Mais d’une façon plus générale, comment le système économique pourrait-il à ce jour refléter la maturité humaine « post égotique » dans la mesure où l’humanité est encore très largement dominée par l’ego ? Qu'est-ce qui me permet d'affirmer cela ? L'invitation au « toujours plus » qui est au coeur même du système et à laquelle répond la plupart des gens avec enthousiasme. Le concept de « développement économique » lié à la « croissance » suggère que le bien-être de l'être humain dépend de l'accumulation de tout ce qui peut améliorer son confort et sa sécurité. C'est exactement l'illusion qu’entretient en chacun de nous l'ego. Dominé par un sentiment quasi permanent de manque, l'ego suscite des désirs dont la réalisation est sensée combler ce sentiment insupportable de manque. Changer la voiture, partir quinze jours aux sports d'hiver, avoir un enfant, gagner plus, obtenir telle promotion etc... «Quand je l'aurai, alors tout ira bien »... Et quand on l'a ? Ah! Quelle magnifique sensation d'accomplissement... mais pour deux minutes, deux heures, deux jours... et puis revient le dévorant sentiment de manque accompagné de l'inextinguible soif de quelque chose de mieux, de plus ou différent. Et ce qui est incroyable, c'est qu'on y croit à chaque fois... Du moins jusqu'au jour où quelque chose en nous réalise l'illusion. Quelque chose ? Plutôt « quelqu'un ». Le « Qui on est en essence ». Cela arrive au moment où on réalise que l'on est autre que la pensée ou l'émotion qui nous habite. Cela arrive quand on réalise qu'on est à la fois cet être incarné qui existe au travers de ce qu'il pense et ressent et à la fois l'observateur de cet être. Deux ? Non un seul en réalité mais qui a besoin pour prendre conscience de « Qui il est » de faire l'expérience « de qui il n'est pas ». Telle est la vocation de l'ego. Notre meilleur ami en fait puisque c'est par les expériences limitées et illusoires qu'il nous fait vivre qu'il nous conduit peu à peu vers... la Vérité Infinie ? Mais notre pire ennemi aussi, tant que l'on reste identifié aux pensées qui l'habitent.

La grande et belle nouvelle de notre temps est probablement que l'humanité n’a jamais été aussi près de s'éveiller, autrement dit de prendre conscience que Vivre n'est pas survivre, et que le sens de notre existence ne se limite pas à la quête d'un meilleur niveau de confort et de sécurité. . Certes, notre monde est aujourd’hui plus que jamais le reflet d’un ego en apparence triomphant, mais sa démesure ne fait que traduire l'immense désarroi et peur qui l'habitent. Car aujourd'hui les hommes ont les connaissances et les technologies qui leur permettent de réaliser tous leurs désirs pour ne pas dire caprices. Tant que le manque de connaissances et de techniques maintenaient les hommes dans un état de survie précaire, rien ne pouvait dénoncer les illusions propres à l’ego. Mais voilà qu'aujourd'hui « le père Noël existe »... et l'accumulation des jouets qu'il met dans nos chaussures ne calme pas le sentiment de manque. Pire, survivre, exister, qui est l’obsession permanente de l’ego est menacé puisque voilà se profiler à l’horizon la possibilité d’une catastrophe écologique dévastatrice, dont les causes plongent dans le « toujours plus » si essentiel à la survie de l’ego. Quel drame pour l’ego ! Risquer le mourir de ce qui le fait vivre ! Quelle souffrance intolérable. Y-a-t-il une issue ?

Oui sans doute, tout dépend de ce que l’homme choisira. Ou bien il reste enfermé dans les prisons de son ego et la peur le conduira à jouer l’autruche en restant crispé, campé sur ses certitudes suicidaires jusqu’au bout… Ou bien il « cède », il s’ouvre à l’inconnu de la Vie et s’abandonne en confiance à l’expérience de la découverte de « Qui il est ».

Les deux dynamiques sont à l’œuvre en ce moment. Pour utiliser des « étiquettes connues », je dirai que la crispation de l’ego s’incarne dans le néo libéralisme économique très dominant et que les sursauts d’éveil se traduisent dans les démarches dites « alter »… La nourriture et la santé autrement – les mouvements « alter » mondialistes – le respect de la planète – le désir d’équité, de solidarité – le besoin de sens… Des pistes encore floues souvent, qui partent dans tous les sens aussi, teintées des préoccupations de l’ego fréquemment, mais dont l’expression ne peut s’empêcher de traduire les premiers signes d’éveil, comme le soleil traduit sa présence, là bas à l’est, alors même que la noirceur de la nuit enveloppe encore le paysage. C’est ce que j’appelle le passage de la conscience de rareté ou de manque à la conscience d’Abondance. Le capitalisme libéral est l’enfant chéri de la première, une nouvelle économie, que l’on pourrait appeler « sociétale » si on veut lui donner un nom, serait l’enfant à naître de la seconde, autrement dit une économie dont la finalité serait l’épanouissement de la personne humaine dans toutes ses dimensions, dans le respect de la planète, au lieu de la recherche de la maximisation du profit financier à court terme.